Les Rencontres du credas
Des passerelles pour plus de compétences
Lausanne, le 3 octobre 2003
LE MONDE DE LA PERSONNE POLYHANDICAPEE
(Compte-rendu)
I. De quel monde s’agit-il ?
II. Est-il bien légitime ... ?
III. Le monde du corps
IV. Espace et mouvement
V. Temps et rythmes
VI. Le monde des Autres
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III. LE MONDE DU CORPS
Dr Lucile GEORGES-JANET
«L’investissement corporel et l’investissement du monde
sont problématiques pour l’enfant polyhandicapé»:
M.T. Castaing, Feuille Information CESAP, 2001.
Le premier environnement de la personne polyhandicapée est son
propre corps.
Alors que chez l’adulte bien portant, le corps est plutôt
perçu comme un outil auquel on demande d’être le plus
fonctionnel possible, ou comme un objet d’esthétique à
conserver attirant, chez le sujet polyhandicapé le corps est omniprésent,
mais plutôt comme limitation, ou cause de malaises divers.
La conscience de ce corps peut sans doute se confondre avec une série
de sensations brutes, plus ou moins associées entre elles: chaud,
froid, humide, toucher, prurit, parfois douleur locale ou inconfort, ou
malaises viscéraux divers, bruit et gêne de l’encombrement
respiratoire.
Nous ne savons pas si l’intégration de ces diverses sensations
aboutit à une image globale du corps, mais il est très probable
qu’interviennent ici des phénomènes de mémorisation,
comme des souvenirs douloureux (traumatismes, interventions chirurgicales,
contentions inconfortables) qui accompagnent ces sensations et contribuent
à l’envahissement de la conscience par cette présence
pénible du corps. L’inverse (des souvenirs de détente,
par exemple) peut être vrai aussi. Et c’est une première
piste pour notre fonction d’aide et d’intervention entre le
corps de l’autre et le monde.
Nous savons qu’au cours du développement existe une première
phase où se constitue un sentiment d’enveloppe corporelle:
le nouveau-né ne supporte pas d’être nu, s’apaise
lorsqu’un linge ou une main est posée sur lui. L’adulte
réagit alors en répondant dans sa façon de tenir
l’enfant en flexion, entouré dans les bras contenants. Au
stade de 3 - 4 mois, le rassemblement des deux moitiés du corps
s’exprime par les deux mains qui se joignent, parfois sur un objet
puis se développe la perception des membres inférieurs.
Et dans le courant de la deuxième année, la confrontation
du corps de l’enfant maître de son tonus de l’axe corporel,
avec les objets environnants, perfectionne ce sentiment d’unicité
de la personne.
Plus tard, vers la troisième année, l’enfant perçoit
son propre visage, puis se perçoit garçon ou fille, prend
conscience d’un fonctionnement viscéral maîtrisé,
mais il faut encore beaucoup d’apprentissage pour que l’enfant
commence réellement à connaître son corps.
Que savons-nous actuellement des représentations internes du corps?
Il semble qu’il ne faille pas chercher, derrière le concept
de schéma corporel, une réalité biologique ou topographique
unique au niveau cérébral. Et du reste lorsque nous parlons
de schéma corporel, nous citons des notions différentes:
- la place et la situation des membres, perçus
- le schéma des actions propres possibles
- le nom des parties du corps
- la représentation personnelle de ce que nous sommes.
Ces différents éléments du schéma corporel
se forment à partir
- d’informations tactiles
- d’informations visuo-spatiales
- d’informations internes de positions
- d’informations de programmation de mouvements
- et enfin de notions verbales lorsqu’il s’agit de nommer
ou de désigner une partie du corps.
Pour harmoniser ces différentes informations sont impliquées
une série de structures neurologiques:
- le thalamus: carrefour des informations sensorielles
- le cervelet: pour les informations liées à l’équilibre
- le lobe pariétal: où se localisent les sensations tactiles
et douloureuses selon une cartographie classique où la main et
la zone péribuccale ont une place importante mais aussi une sorte
de «schéma» des différentes parties du corps
et de leurs relations.
Cependant on ne peut plus admettre ce qui pourrait être une «carte»
précise du corps au niveau cérébral, mais plutôt
des modèles variables suivant les fonctions particulières
de ce corps: sa représentation et ses actions propres possibles
dans le milieu extérieur.
L’enfant polyhandicapé peut se trouver en difficulté
de diverses manières.
La spasticité des membres gêne l’enfant pour voir ses
mains, les mouvoir devant ses yeux, mais les informations tactiles et
kinesthésiques existent même si leur intégration est
plus difficile.
La main hémiplégique peut être perçue comme
mauvaise. Elle est souvent frappée ou mordue, lorsqu’il s’agit
d’une hémiplégie droite. A gauche, elle est plutôt
négligée ou oubliée.
Certains sujets utilisent leurs membres inférieurs comme objets
à saisir ou jouer (par exemple dans le syndrome d’Angelman).
Nous ne pouvons savoir quelle réalité ont les mains sans
cesse frottées l’une contre l’autre des petites filles
atteintes du syndrome de Rett.
L’enfant autiste, selon certains, percevrait ses extrémités
comme étrangères ou amputées. D’autres cherchent
une réassurance dans l’appui du dos, alors même qu’ils
ne présentent pas de difficultés motrices. Certains semblent
percevoir l’autre comme un prolongement d’eux-mêmes.
Le sujet épileptique, enfant ou adulte expérimente des variations
brusques et souvent brutales du tonus de posture: au moment des crises,
mais surtout lorsque des absences à répétition se
produisent, avec ou sans chute: il y a là une occasion de perte
transitoire, non seulement des capacités motrices, mais aussi du
sentiment d’unicité du corps, de sa position dans l’espace,
associée à un vécu douloureux (le traumatisme possible,
le malaise viscéral) et peut-être angoissant. Reconstruire
le corps après une crise longue ou un état de mal est un
lent travail qui nécessite l’alliance entre une stimulation
adaptée et une réassurance que l’adulte présent
peut apporter par le geste et le langage. Chez d’autres, l’aura
épileptique comporte des impressions corporelles étranges
(être serré, la tête grossit) à forte charge
émotive.
Nous ne cessons pas de nous interroger sur la signification des jeux
corporels observés chez certains: auto-agressivité, auto-stimulation
de certaines parties du corps, ou d’organes viscéraux comme
dans le mérycisme. Cette activité compulsive où le
sujet semble inconscient de tout ce qui se passe à l’extérieur,
totalement absorbé dans son monde viscéral de régurgitation.
Il est possible que certaines manifestations de ce type tirent leur origine
de sensations confuses éprouvées pour des raisons organiques,
et ensuite recherchées et réutilisées plus ou moins
consciemment, même si elles sont potentiellement désagréables
ou douloureuses. Pour d’autres, c’est la recherche d’une
sensation agréable ou connue.
Chez certains, intervient dans ce jeu avec le corps, un type particulier
de relation à l’entourage: revendication, provocation, appel.
Les interprétations sont très délicates mais peuvent
contribuer à la recherche d’un sens et à trouver une
conduite adaptée.
D’autres personnes enfin semblent insensibles à la douleur,
telle cette jeune fille qui brûle sa manche de corsage sur une bougie
lors d’une fête, sans rien manifester alors qu’elle
a une lésion du bras évidente. La vraie insensibilité
à la douleur est familiale parfois; elle est une maladie très
grave par les lésions qui peuvent se produire. Elle est heureusement
rare.
Il nous faut aussi nous poser la question de la conscience de la régression
fonctionnelle chez les sujets atteints de maladie évolutive du
système nerveux.
L’expérience des jeunes myopathes nous apprend que cette
conscience existe de façon aigue. Chez des sujets sans langage
on peut parfois observer, soit des tentatives motrices, soit des mimiques
ou des regards qui peuvent faire penser qu’un souvenir, si infime
soit-il, persiste, des performances antérieures.
La même question se pose à propos du vieillissement, chez
les personnes polyhandicapées, lorsque des troubles sensoriels
risquent de changer leur appréhension du monde, et que les complications
somatiques et fonctionnelles entraînent des douleurs et une autre
image du corps.
Ainsi chacun, avec sa pathologie propre et son passé émotionnel,
habite à sa façon un corps souvent pénible. Il s’agit
de ne pas voir seulement les déformations ou les incapacités
mais d’essayer de participer à la construction des représentations
du corps de ce sujet dans les différents moments de sa vie.
Entre le corps et le monde extérieur, interviennent une série
d’objets qui sont une parcelle de ce monde et en même temps
sont une sorte d’intermédiaire, probablement très
important pour certains.
Pour le petit enfant, le vêtement est d’abord ce qui lui procure
apaisement et sentiment d’enveloppe. Le plaisir de bouger nu ne
s’observe que plus tard vers 7 - 8 mois lorsque précisément
les limites corporelles se font plus perceptibles.
On peut se poser des questions devant l’attitude de certains: cette
jeune fille ne se supporte qu’avec un jersey moulant à col
roulé qui la maintient dans des limites bien étroitement
perçues. Ce garçon arrache ses vêtements, les refuse.
Cet autre s’attaque de façon compulsive à telle ou
telle texture de tissus exploré fibre à fibre et rapidement
détruits. Un autre se cache dans son anorak en position de repli
ou de protection.
Pour chacun des interrogations différentes et des attitudes adaptées
à rechercher.
Et lorsqu’on observe un certain désir de choix parmi les
vêtements ou l’usage privilégié de celui offert
par les parents, il y a des raisons de penser que la valeur symbolique,
ou peut-être esthétique aux yeux de la personne témoigne
d’une étape importante dans sa vie.
Il s’agit alors d’en prendre conscience pour l’utiliser
au mieux sans figer la personne dans un symbole vestimentaire trop rigide.
Les objets proches participent de cette même fonction d’intermédiaire
entre l’endosystème et le monde extérieur. Un sac,
un catalogue mille fois feuilleté, un coussin, une peluche ou parfois
un assemblage hétéroclite d’objets jouent ce rôle.
Cela est vrai aussi de certains accessoires matériels liés
aux soins ou à la rééducation. On a montré
que de jeunes enfants soumis à une alimentation artificielle pendant
des semaines semblent utiliser la nutripompe ou la perfusion comme un
objet transitionnel qu’on ne peut enlever du voisinage de l’enfant
que progressivement.
De même un plâtre, un appareil orthopédique, peuvent
occuper dans l’univers de l’enfant une place «familière»
qu’il faut essayer de comprendre. C’est un prolongement de
lui-même, comme un outil.
A l’inverse, l’introduction de tout nouvel appareillage ou
objet dans le monde propre de l’enfant demande des explications
et une progression, surtout si la sphère sensorielle est en jeu
(lunettes, appareillage auditif). Avec cette question: qu’est-ce
que cela va représenter pour lui ou elle (question plus pertinente
que: comment va-t-il le supporter?).
D’autres relations à l’objet sont souvent observées:
rejeter, lancer, participent sans doute plus du plaisir du mouvement lui-même
que d’un rejet proprement dit. Et comment comprendre ce que l’on
appelle «signe de l’objet brûlant» où la
main se retire du contact – soit chez certains dans une sorte de
jeu – soit pour d’autres avec angoisse.
Certains enfants autistes semblent ne percevoir les objets que partiellement
(par leurs contours, leurs angles, leurs couleurs, peut-être en
deux dimensions?). A cet égard, une véritable grille de
repérage clinique des étapes évolutives de l’autisme
infantile traité a été proposée en 19951.
Pour l’enfant polyhandicapé sévère, ces points
de repère sont sans doute valables dans certains cas. Pour d’autres,
c’est l’indifférence, l’absence de comportement
exploratoire; alors que certains qui ont de grosses difficultés
motrices ont un intérêt et une perception juste de la signification
des objets familiers et même de leur utilisation si elle est aidée.
Nous devons admettre en définitive que l’objet proche, quotidien,
comme le vêtement, en jouant son rôle de prolongement du corps,
est un élément important quel que soit le handicap, de la
médiation avec le monde.
La bulle individuelle, en espace personnel, du sujet polyhandicapé
est elle-même, plus que celle du sujet autonome, envahie fréquemment
par la présence du corps de l’autre. Cette présence
du corps du soignant est elle vécue comme intrusive, menaçante
ou rassurante. Elle est en tout cas source de sensations multiples, répétées
au long de la journée, agréables ou non, sur lesquelles
on peut aussi s’interroger.
Des moments privilégiés d’accordage corporel peuvent
se produire, tant dans les soins de vie quotidienne que dans certains
jeux d’imitation (les échopraxies sur lesquelles nous reviendrons)
ou dans les séances de kinésithérapie ou de psychomotricité.
Ce sont alors des moyens de communication où les deux partenaires
existent vraiment.
Le corps du sujet polyhandicapé est donc comme pour chacun de
nous, l’intermédiaire essentiel entre lui et le monde. Il
est aussi moyen d’expression pour beaucoup d’émotions
diverses. La pathologie que nous appelons psychosomatique existe chez
ces personnes. Il s’agit de pathologies réelles et parfois
graves (asthme, spasme du sanglot, problèmes digestifs) mais elles
ont ici la particularité de se développer sur une pathologie
ou une fragilité antérieure existante, réveillée
ou exacerbée par les émotions ou les difficultés
psychologiques. Chaque élément est à prendre en compte.
La médecine actuelle a une tendance à transformer le corps
en images, en chiffres, en marqueurs génétiques mais ici
particulièrement, écouter la personne, le sujet, à
travers ses manifestations corporelles devient une tâche essentielle.
Il s’agit d’abord d’empathie, de compréhension,
avant de chercher des interprétations.
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